Voilà plus de trente ans que je pratique la médecine, métier que je continue d’adorer. Il y a dans ce travail tellement de moments intenses qui ont le formidable pouvoir de nous transformer mutuellement. Le patient ou les membres de son entourage rencontrent un médecin. Ce que celui-ci dit ou fait a souvent le pouvoir de modifier en profondeur la vie des personnes rencontrées. Cependant, peu de gens savent que la vie du médecin est aussi bouleversée par les échanges qu’il a avec ses patients.
Dans le contexte d’une maladie incurable pouvant conduire au décès, le médecin doit accepter qu’il ne puisse pas guérir son patient. Certains médecins n’arrivent jamais à accepter leur impuissance contre la maladie et la mort et ils se réfugient alors dans une attitude technique qui évacue la souffrance vécue par le patient et les proches, comme si cette souffrance n’existait tout simplement pas. Cette posture du médecin occasionne en elle-même chez les patients un surcroît de souffrance qui, dans certains cas, est d’une intensité au moins égale à la souffrance occasionnée par la maladie.
Les sources de la souffrance
Les sources de la souffrance sont multiples et elles sont reliées entre elles comme les fils d’un tricot. C’est pourquoi, lorsqu’on agit sur une source particulière de souffrance, on pourra modifier l’expérience globale de la souffrance que vit une personne. Par exemple, un cancer dans les os provoque souvent de la douleur chez les personnes qui en sont affectées. On comprendra facilement que cette douleur peut se traduire par une intense souffrance surtout si, par exemple, elle est accompagnée d’une anxiété pouvant être reliée à la non-disponibilité de services médicaux ou infirmiers ou à des conflits familiaux non résolus.
Les facteurs psychologiques ou sociaux sont souvent sous-estimés lors de la prise en charge de patients souffrants alors qu’ils expliquent bien souvent une bonne partie des symptômes. Il est plus facile de prescrire une pilule que de prendre le temps d’écouter une personne malade. Lorsqu’on a écouté pleinement une personne aux prises avec une maladie grave, on est forcé de prendre acte de ce qui a été dit, quitte à changer ses actions. Cela peut parfois déranger l’ordre établi.
Beaucoup de choses ont été écrites au sujet de la douleur et il est réconfortant de savoir que la vaste majorité des douleurs physiques peuvent être efficacement soulagées par les médicaments disponibles. Ce constat est cependant assez pénible à faire quand on réalise qu’actuellement au Québec vivent des personnes non soulagées de leur douleur parce que leur médecin ou leur infirmière n’ont pas les compétences pour le faire. En effet, la plupart des milliers de soignants qui s’occupent de nous n’ont jamais reçu la formation nécessaire pour nous soulager lorsque nous serons aux prises avec des douleurs et autres symptômes de la fin de vie. Cela explique sans doute pourquoi nombre de nos concitoyens contemplent avec effroi leur avenir lorsqu’ils envisagent la fin de leur vie.
La nature de la souffrance
Les recherches que j’ai effectuées au CHUM depuis plus de vingt ans nous ont beaucoup appris sur la nature de la souffrance vécue par les gens confrontés à une maladie mortelle. Trois dimensions fondamentales de l’expérience de souffrance nous sont restées. Essayons ici de mieux les comprendre.
Premièrement, souffrir, quelle qu’en soit la cause, c’est d’abord être violenté. La vie humaine est inévitablement traversée par la souffrance. Qui n’a jamais eu de chagrin d’amour, qui n’a jamais vécu de difficulté dans son emploi, qui n’a jamais subi d’accident? Tous ont partagé cette universelle dimension de la violence qui est intimement liée à la souffrance. Les gens témoigneront que cela a été un « coup de masse ou un coup de poing dans la face », d’autres parleront « d’une bombe » ayant explosé dans la vie. Curieusement, il n’y a pas de grosse différence entre la personne qui se fait communiquer la récurrence d’un cancer ou celle à qui on annonce qu’on la quitte. Dans les deux cas, il y a une extraordinaire violence qui est infligée au souffrant. La souffrance et le désespoir réagissent de la même façon, peu importe leur source.
La seconde dimension de la souffrance résulte d’un phénomène paradoxal : la personne qui souffre est submergée en même temps qu’elle est privée. La maladie, les traitements et tout ce que cette nouvelle réalité impose aux personnes qui en sont affligées créent un effet de débordement. Les digues qui maintiennent ordinairement notre vie en place sautent et l’inondation survient. Cet effet de submersion s’accompagne de la désagréable impression que l’on a perdu tout contrôle dans sa vie. Cette perte de contrôle n’est pas la seule perte qui caractérise cette seconde dimension de la souffrance. La personne qui souffre d’une maladie sans espoir de guérison doit assumer beaucoup d’autres pertes. Au premier chef, elle est privée d’un avenir que la maladie lui enlève. Lorsque nous nous levons le matin, nous pensons tous en effet que nous sommes immortels, c’est-à-dire que notre vie ne se finira pas. L’annonce d’une maladie grave à pronostic réservé retire cette illusion et nous devons alors nous y adapter. Parmi toutes les pertes auxquelles les personnes souffrantes sont confrontées existe enfin la perte de son apparence physique d’antan. La maladie et ses traitements imposent des changements dans l’apparence que plusieurs ont de la difficulté à accepter. Une participante à nos recherches expliquait cela en disant : Je me regarde et je ne me reconnais pas… J’ai un corps que j’ai honte aujourd’hui de montrer. La personne ainsi malmenée par la maladie est ébranlée par la violence de l’agression, elle est dépourvue dans les manques qu’elle ressent, en même temps qu’elle est dépassée. Elle se trouve donc dans un état de vulnérabilité inédite dans lequel elle se sent d’une fragilité extrême et dans un état de menace perpétuelle.
La troisième et dernière dimension de la souffrance est peut-être la plus importante. Elle concerne l’appréhension. La personne qui souffre a fondamentalement peur, elle craint tout ce qui peut lui arriver. Elle fabrique des scénarios de catastrophes qui sont toutes aussi terribles les unes que les autres. Cette dernière dimension n’a pas besoin que la souffrance soit présente pour exister. La souffrance anticipée est aussi crainte que la souffrance réelle et elle peut même prendre sa place. C’est pourquoi des personnes n’éprouvant pas de douleur ni d’autres symptômes vont affirmer qu’elles souffrent de façon intolérable de tout ce qui pourrait leur advenir un jour. La peur s’est installée dans leur existence et elle paralyse tout l’avenir. En s’installant, la peur verrouille le présent de la personne et elle l’empêche de goûter à toutes les joies que la vie peut encore lui offrir. Cette inquiétude perpétuelle constitue l’expérience fondamentale de la vulnérabilité. Elle place l’individu qui en est affecté dans une position de victime qui subit et qui est à la merci du destin. Les sujets décrivent cette dimension de la souffrance en parlant « d’un enfer sur terre ». Quand une personne est réduite à vivre dans une continuelle anticipation craintive de l’avenir, la souffrance s’installe dans la durée en fermant l’horizon de celui qui y est soumis.
L’accroissement de la souffrance
Si la souffrance provient de la maladie, elle peut provenir aussi hélas de la façon dont les soins sont donnés. Ce constat peut paraître étrange, car on s’entend pour dire que le recours aux soins devrait être synonyme de soulagement plutôt que de provocation de la souffrance. Par exemple, la façon d’annoncer un diagnostic ou une récidive peut être brutale et être ressentie par la personne malade et son entourage comme une violence surajoutée. Aussi, les choix par rapport aux traitements ne sont pas toujours faits en prenant soin de la personne dans son ensemble. Il est clair que les traitements proposés visent à ralentir la progression de la maladie, mais dans certains cas cet objectif louable s’accompagne de conséquences qui surchargent inutilement le malade et ses proches. On pourrait dire alors que l’avantage de survie est modeste et qu’il s’associe à des effets secondaires qui entament sérieusement la qualité de vie. Certains patients, s’ils comprenaient bien toutes les conséquences des traitements, choisiraient sans doute une approche palliative stricte où le contrôle des symptômes prime sur toute autre considération.
Enfin, il n’est pas toujours bon de connaître tout ce qui peut se passer. En effet, chaque histoire de vie est unique et toutes les complications possibles, si elles ne surviennent pas, peuvent créer des angoisses qui pèseront lourd sur le bonheur qui reste toujours possible tant qu’il y a de la vie…
L’observation de la nature nous permet de comprendre que vie et souffrance sont intimement reliées. Seul un être vivant possède la capacité de souffrir et la possibilité d’être soumis à la souffrance existe tant et aussi longtemps qu’on respire. L’observation de la nature nous indique aussi que l’humain cherchera à éviter la souffrance s’il en est capable. Enfin, lorsque la souffrance est inévitable, puisqu’elle l’est parfois, on doit tout mettre en œuvre pour trouver les capacités de traverser cet état transitoire, afin d’atteindre un nouvel équilibre dans lequel une certaine sérénité et une paix nouvelle sont souhaitables tout en étant possibles. Les personnes qui ont vécu de grandes souffrances peuvent en témoigner.
Docteur Serge Daneault, MD, PhD, FRCP
Médecin spécialisé en soins palliatifs
Publié dans la revue Profil, automne 2014
Parcours professionnel
Diplômé en 1980 et professeur agrégé à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal, le Dr Serge Daneault se consacre d’abord à la pratique de la médecine générale. Depuis 25 ans, il œuvre dans les soins palliatifs au CLSC des Faubourgs à Montréal, et à l’Unité de soins palliatifs de l’Hôpital Notre-Dame du CHUM. Dans sa pratique, il a accompagné plusieurs milliers de personnes en fin de vie. Il compte plusieurs publications à son actif dont Et si mourir s’apprivoisait1… et effectue des recherches sur la souffrance des grands malades. Il donne des conférences ici et à l’étranger en plus de participer à des émissions de radio et de télévision.